9 novembre 2025
Jean-Claude Guillebaud – Adieu l’ami
Une légende du journalisme s’est éteinte. Hommage à Jean-Claude Guillebaud par son ami Yves Harté. Un texte publié dans Sud-Ouest.
Jean-Claude Guillebaud est mort à 81 ans, samedi, dans sa retraite des Deffends en Charente, et il n’est pas exagéré de dire que c’est une page de Sud-Ouest qui se tourne. Car s’il existe une constante dans ce Jean-Claude aux mille vies, aux centaines d’idées et aux quarante journaux, c’est bien celle qui le ramenait par la route des Deffends vers ses pays moussus si proches de la Dordogne et du Limousin, vers les casiers à huîtres des confins de Marennes ou terre et eau se confondent, vers les quais de Bordeaux pour y retrouver son complice des débuts Pierre Veilletet.
Pourquoi ce retour régulier aux sources ? Jean-Claude Guillebaud assurait y puiser un apaisement et une sagesse. Et pourtant, dans ce personnage paradoxal rien n’était moins détestable que l’enracinement stérile. Il avait fait sienne, racontait-t-il un jour, cette parabole polynésienne de la double signification de l’arbre, abri tutélaire et protecteur profond, ancré dans la terre et en même temps pirogue qui envoie sous les lignes des lointains horizons.
Comment le résumer sinon en se souvenant qu’Henri Amouroux, son mentor et père en journalisme, lui confia, à vingt ans à peine, un double rôle de reporter et de rédacteur en chef afin d’animer un journal détonnant dans ces années 60, un supplément hebdomadaire étrange au cœur du grand quotidien, « 17/24 », quatre pages écrites par et pour les adolescents et jeunes gens de l’époque, et qui devint une pépinière de talents.
Tout Jean-Claude Guillebaud était dans cette fonction duale. Chef de bande et voyageur au long cours, compagnon fidèle et marcheur avide de nouveaux paysages. Il fut ainsi ce jeune baroudeur expédié par Sud-Ouest au Biafra où il rencontra une jeune bande de médecins révoltés, ceux-là même avec qui Bernard Kourchner fondera les French Doctors, ces médecins du monde. Il fut ce reporter plongé dans le feu du Vietnam, sans trop de contacts et rencontrant un prêtre basque dont la famille de Garazi lisait Sud-Ouest. Il traversa le pays en guerre du sud au nord, en soutane aux côtés du pasteur mutique et en ramena un reportage inouï qui, avec sa couverture de la guerre au Bangladesh lui valurent le prix Albert Londres en 1972.
Éviter les sentiers balisés, c’était sa maxime. Il la mettra en œuvre partout où il exercera son talent. Après Sud-Ouest il y eut Le Monde pour les papiers les plus brillants de son époque, publiés en feuilleton au rythme d’un par jour, puis le Nouvel Observateur de Jean Daniel où officiait également Jean Lacouture, ce Bordelais qui l’avait adopté comme on choisit un petit frère de métier.
Lacouture avait été frappé par l’insatiable curiosité de son jeune compatriote qui ne savait se contenter d’une seule existence. Comme lui, il avait la plume facile et une capacité de travail hors normes. C’est ainsi que Jean-Claude reporter devint Jean-Claude essayiste. Écrivain aux plus de quarante cinq livres, éditeur au Seuil dans le minuscule bureau de la rue Jacob, avec vue sur le jardin intérieur, pour s’occuper de la collection « Histoire Immédiate » qu’avait fondée Jean Lacouture, puis créateur d’Arléa avec Catherine, sa femme, Claude Pinganaud, l’ami du lycée d’Angoulême et Pierre Veilletet, son jumeau des débuts. Homme de télévision ensuite – « Vive la Crise » avec Yves Montand fut un événement des années 80. Chroniqueur, enfin, pour de multiples titres, Télé Obs, la Vie et Sud-Ouest bien sûr dans une sorte de boucle professionnelle. L’idée en revint à Jean-François Lemoine, PDG du journal qui en 1986 lors d’un déjeuner lui proposa une réflexion hebdomadaire sur les événements vus depuis un train entre Paris… et Province. Le titre était tout trouvé. Le succès aussi. Cette chronique livrée toutes les semaines, sans relâche avec souvent des miracles de transmission depuis l’autre bout du monde, devint le feuilleton des lecteurs de Sud-Ouest puis de Sud-Ouest dimanche jusqu’à il y a quatre ans, soit 35 ans de rendez-vous honorés avec panache.
Honneur. Un terme qu’il n’aurait pas réfuté. Car s’il est une figure qui au fond constitua Jean-Claude et dont il parlait avec pudeur, ce fut celle de son père. Un homme né au XIXe siècle, général, héros de deux guerres, jeune lieutenant en 1915, jeté dans le brasier des tranchées et revenu miraculeusement sain et sauf, colonel dissident de la premier heure, héros de Monte Casino avec ses goumiers marocains, régiment dont Jean-Claude, né le jour de la prise du monastère le 18 mai 1944, fut nommé adjudant honoraire. Cette imposante stature paternelle guida les choix de Jean-Claude Guillebaud davantage qu’il ne laissait paraître. Comme lui, Jean-Claude était un homme de loyauté, de courage et de fidélité, ce qui ne rendait pas toujours commode de cheminer à son côté. Mais si quelqu’un méritait le nom de compagnon, c’était bien lui qui vous distinguait par son amitié, vous entraînait dans son sillage, savait vous accueillir sur le perron de l’imposante bâtisse des Deffends qu’il releva pierre à pierre pendant plus de trente ans, bras ouverts, grand sourire et sourcils broussailleux. «Enfin tu viens me voir » disait-il . Et nous partagions le pain et le vin. Compagnon de vie et de métier. Présent dans les coups durs. Toujours là pour guider et conseiller. Il fut un exemple. Un ami qui manquera aux vies qui nous attendent tant nous savons aujourd’hui que plus jamais nous ne prendrons comme autrefois la route qui mène vers les Deffends et ses vieux chênes.
À Catherine, son épouse, à Léa, Ariane, Stéphane et Cyrille ses enfants, Sud Ouest présentent toutes ses condoléances.
Yves Harté
Prix Albert Londres 1990


