Le Prix Albert Londres rend hommage à Marc Kravetz, lauréat du Prix en 1980 et membre du jury depuis 2005, en présentant deux de ses articles.

Le premier, Portrait de l’Iran en jeune femme, une immersion dans les yeux d’une jeune femme iranienne, lui vaut le Prix de la presse écrite en 1980. À sa lecture aujourd’hui résonnent étrangement les révolutions actuelles en Iran, dont les femmes une fois encore sont les principales actrices.

Le second, Je vous écris de Beyrouth-Ouest, écrit depuis Beyrouth-Ouest en 1982, s’était glissé dans un ouvrage publié aux Arènes en 2010. A cette occasion, le Prix Albert Londres avait convié tous les anciens lauréats à publier un de leurs articles, un travail dont chacune et chacun était le plus fier. Marc Kravetz avec présenté ce texte comme son favori.

1. Portrait de l’Iran en jeune femme par Marc Kravetz

Elle est iranienne, architecte, militante. Elle a trente ans. Elle a vécu passionnément l’année de la révolution. Elle veut vivre libre dans un Iran libéré. Elle dit : « Que serait l’Iran sans l’Islam, sans le mausolée dans la montagne, sans la Mosquée du Vendredi ? ».

Ce soir, les rues de Téhéran sont plus tristes qu’au temps du couvre-feu. Vous conduisez nerveusement, la vitre baissée malgré le froid pour être sûre d’entendre les sommations, l’éclairage intérieur allumé pour que les miliciens puissent juger, d’un coup d’œil, que vous ne transportez rien ni personne de suspect. Vous avez accepté ce rendez-vous avec réticence et vous le regrettez déjà. Pourquoi sortir et où aller quand, dès la nuit tombée, la ville se replie sur elle-même ? Par une sorte de défi vous vous êtes habillée et maquillée, vos cheveux flottent, sages mais libres sur vos épaules. Quand les jeunes gens en armes vous arrêtent aux barrages dressés au hasard des grandes avenues, ils vous regardent avec un mélange de respect de de peur et c’est tout juste s’ils osent vous regarder. Ils s’excusent de vous demander vos clés pour ouvrir le coffre de la voiture et s’ils inspectent longuement sous les sièges, dans les vide-poches et la boîte à gants, c’est en accomplissant minutieusement ce qu’ils disent être leur devoir. C’est vous qui les rassurez et leur donnez des conseils, comme de ne pas se mettre à deux pour vérifier le coffre car c’est ainsi que, pas plus tard que la veille au soir, deux moudjahidin ont été tués par un agresseur qu’ils n’ont pas vu venir. Ils vous remercient et s’excusent à nouveau, ils n’ont pas encore l’habitude. Vous vouliez dîner tôt pour être rentrée chez vous avant vingt-trois heures. Voilà plus de deux semaines que Téhéran ne vit plus sous le régime de la loi martiale, abolie avec le pouvoir moribond qui l’avait décrétée. Ce n’est plus la loi ni la menace d’une arrestation qui dissuade les promenades noctambules. On dit les rues de Téhéran dangereuses et il est vrai que tout au long de la nuit d’incompréhensibles fusillades éclatent sporadiquement ici ou là, mais ce n’est pas la raison. La raison, la vraie raison est qu’il n’y a pas de raison, sauf motif futile, de sortir de chez soir. Et la futilité, par les temps qui courent a de fâcheux relents contre-révolutionnaires.

Il existe encore en Iran de vieilles demeurent traditionnelles dont les portes à deux battants s’ornent de heurtoirs différents. Celui de la moitié gauche imite grossièrement un poing fermé, celui de droites est un anneau de bronze. Le premier était réservé aux hommes, le second aux femmes. Au son différent qu’ils rendaient, l’intérieur de la maison connaissant le sexe du visiteur et l’accueillait en conséquence.

La maison elle-même se divisait en deux parties, outre l’annexe éventuelle réservée aux domestiques. La première est celle des étrangers, salons de réception du maître de maison ; la seconde est celle des femmes, le Haram. Seuls pénètrent dans ce domaine les hommes « marham », mari, père, frère, oncle. Les autres sont tabous. L’espace des hommes désignant également le domaine privé et le domaine public. « Ainsi se trouve marquée dans l’architecture la division du masculin et du féminin telle que la conçoit l’Islam », dit Nasrine. Nasrine T., une jeune architecte de Téhéran, a fait ses études en Italie et aux U.S.A. Elle a également vécu en France. Elle parle couramment trois langues étrangères, travaille dans un bureau d’études de la capitale iranienne. Elle a pour interlocuteurs des ministres et des hauts fonctionnaires internationaux. Par son langage, son intelligence, son mode de vie, elle appartient à la frange « occidentalisée » de la population iranienne. Elle s’habille « faranghi » à l’européenne. Elle vit seule dans un duplex confortable à la frontière des quartiers nord de la capitale.
Militante inclassable, elle avoue une sympathie ouverte mais sceptique pour les groupes marxistes – fedayin notamment. En fait elle participe pleinement de cette gauche iranienne, laïque et radicale qui s’est identifiée au mouvement général, adhérant sans réserve à la « révolution khomeiniste » qui a entraîné dans un courant irréversible toutes les formes antérieures de révolte et de résistance à la dictature.
Depuis plusieurs mois, Nasrine est, comme tout le monde, au chômage. Des plans de quartiers, des projets de rénovation, des croquis de maisons dorment dans ses dossiers. Pendant longtemps elle n’a pas eu vraiment le temps d’y penser. Elle vivait nuit et jour le grand vertige de la libération. Islamique ? Le mot ne lui fait pas peur. « Que serait l’Iran sans l’Islam, demande-t-elle, sans la médina, sans la Mosquée du Vendredi, sans le mausolée dans la montagne ? »
« J’ai toujours voulu être architecte. Ce n’était pas un rêve mais l’idée d’un métier. Aussi loin qu’il me souvienne. Je voulais un métier dur, un métier d’homme. Je ne m’imaginais que l’on puisse séparer le travail de la création.
Adolescente, la féminité me pesait. Je voulais être un homme à tout prix. On m’a appris vers quatorze ans que j’étais une femme. J’ai dû désormais m’habiller en robe ou en jupe. On me permettait plus de grimper aux murs ou sur les arbres, de jouer dans la rue, de plaisanter avec les garçons. Quand je devais me rendre à l’anniversaire d’une amie ma mère vérifiait au téléphone s’il y avait ou non des garçons. Elle prenait conseil auprès de mon oncle pour savoir comment agir à mon sujet.
Faire des études ne posait pas de problèmes. Mon père était de culture libérale, laïque, de gauche et la tendance de l’époque, dans les classes moyennes et la bourgeoisie iranienne, étant d’envoyer les jeunes filles dans l’enseignement supérieur.
Quand j’ai commencé à travailler, en 1973, à Isfahan, je voulais que ma façon d’être architecte modifie l’opinion des gens sur le rôle et les capacités de la femme. Je n’ai pas participé au mouvement des femmes en tant que tel pour cette raison : il me semblait plus important d’affirmer à travers mon métier une autre idée de femme, contre l’idéologie commune et contre celle du régime Pahlavi.
Pour le chah et son entourage les femmes devaient paraître, se libérer, disaient-ils, de l’oppression séculaire de la religion. Des femmes ingénieurs, professeurs, médecins, architectes, éduquées et habillées à l’européenne, cela faisait partie de la vitrine moderne du régime. Avant la « révolution blanche », quand je suivais les cours d’instruction civique à l’école, j’apprenais que la constitution de 1906, qui fondait les droits de l’homme en Iran, excluait « les femmes, les fous, les délinquants et les enfants » des droits essentiels.
Une femme n’avait pas le droit de voter ni d’être élue. Elle ne pouvait pas être juge. Son témoignage devant un tribunal valait la moitié de celui d’un homme. Elle ne pouvait ni travailler ni acquérir un logement sans le consentement de son mari. Elle n’avait pas accès aux fonctions officielles, ministre, ambassadeur, etc.
Le mariage était régi par la loi islamique qui accordait à l’homme le droit à la polygamie et à la répudiation. Celui-ci disposait des enfants. En cas d’adultère, le mari avait le droit de tuer impunément l’épouse infidèle de son amant. Il pouvait porter plainte contre sa femme s’il s’avérait que celle-ci n’était pas vierge au moment du mariage.
Même Mossadegh n’a pas osé toucher au statut des femmes. C’est pourtant à cette époque que les premiers mouvements de femmes ont commencé à se manifester. Avec Safieh Firouze et Mme Manoutcherian, elles ont exigé de pouvoir entrer dans les facultés de droit qui leur étaient interdites. A ce moment, des leaders, aujourd’hui historiques, de Front national, s’y opposaient. Les premières femmes juristes ont fondé « l’Organisation des femmes iraniennes ».
La « révolution blanche » et le boom économique du début des années soixante ont tout bouleversé. L’urbanisation qui réduisait la dimension des appartements et cassait la famille traditionnelle, l’élévation rapide du niveau de vie des classes moyennes ont créé des exigences nouvelles. Alors le régime a commencé à parler de l’émancipation de la femme. L’un des premiers « commandements » de la « révolution blanche » nous accordait le droit de vote et l’éligibilité. Dans un pays où les élections étaient truquées et l’expression politique réprimée, la mesure était de faible portée. Sauf que, de ce jour, nous avons pu boycotter les élections comme nos camarades masculins.
Le chah a donné la citoyenneté aux femmes iraniennes, mais en même temps, il créait chez les femmes une réaction de refus, même quand elles appréciaient cette liberté. Sortant de notre exclusion sociale, nous devenions des sujets autonomes dans la révolte contre le despotisme ».
Nous voulions dîner « chez Léon » le meilleur restaurant russe de la ville. Dîner de fête et d’adieu. L’établissement est fermé. Vous le constatez avec une brève colère mais sans surprise. Tout sera bientôt fermé et peu à peu disparaîtra, dites-vous. Pourquoi laisser ces espaces de plaisir dans un monde qui n’accepte pas le plaisir ? Et qui s’en plaindra ? Les militants ne vont pas au restaurant, privilèges de classes, signes trop évidents de l’autre monde et de ses hiérarchies.
La révolution hait les bourgeois mais se défie de ses aristocrates. Le goût du luxe, du plaisir immédiat, de la fête son également suspects. Au Xanadu, le restaurant français près du square Pahlavi, bizarrement ouvert et seul dans son cas, la moitié de la salle est vide. Le garçon s’excuse de ne pouvoir servir d’alcools. Il raconte que la direction, sans qu’on lui ait rien demandé, a décidé prudemment de vider la cave. Vous vouliez boire du vin blanc. Vous vous souvenez d’un voyage à Sancerre quand vous étiez en France et de ce village posé comme un coquillage sur la colline où l’on boit un vin vert et dru.
Vous dites que je voudrais voyager, vous me racontez le quartier italien de New York. Vous dites je n’ai rien à faire dans cette révolution. Vous voudriez ce soir être de nulle part. Vous me demandez comment devient-on journaliste. Vous enviez cette disponibilité superficielle, cette passion absolue et sans lendemain. Mais vous ne le pensez pas vraiment. Vous beurrez consciencieusement le caviar sur la galette chaude et croustillante en dédaignant les oignons et les œufs hachés servis à la mode américaine. Difficile de marier la révolution et le caviar, et sans vodka en plus… Je vous demande ce qui vous manque le plus de l’Iran quand vous êtes loin. Vos amis bien sûr. Et le pain, nun-e-sangak, ferme, doré, incomparable. La montagne surtout. Quand on marche dans la montagne, on sait qu’elle ne ressemble à aucune autre, dites-vous. Je ne peux jamais oublier l’Elbroz.
Architecte, militante, femme, pour Nasrine, c’est tout un. Du mouvement, de la révolution, elle parle comme d’elle-même. Elle n’adhère pas, elle est cette exigence démesurée de liberté et de libération, elle fait sienne la revendication de l’identité, iranienne autant qu’islamique. L’Islam n’est pas sa religion mais sa culture.
Professionnellement, elle s’intéresse évidemment aux villes anciennes, aux façons de vivre et d’habiter l’espace traditionnel, aux équilibres vitaux de son pays dévasté par les Pahlavi, père et fils. Femme, elle est de cette génération élevée dans la frénésie d’imitation de modèles occidentaux. Même la famille musulmane traditionnelle, pour peu qu’elle en ait les moyens, encourageait l’éducation des filles. Quelques milliers de jeunes iraniennes sont parties pour l’étranger. Elles y ont été confrontées à la révolution culturelle et sexuelle européenne et surtout nord-américaine des années soixante.    Expérience contradictoire et paradoxale de l’épanouissement et du déchirement : ce fut celle de Nasrine. Elle se découvrait femme en cessant d’être iranienne, la liberté avait l’exil pour revers. « Ce que j’ai d’abord aimé dans le marxisme, dit-elle, c’est l’internationalisme ; une manière positive d’être à la fois de partout et de nulle part. Le combat révolutionnaire était universel, le militant un individu abstrait qui refusait son conditionnement, son appartenance à une culture, à un pays-mémoire. »
            L’histoire de Nasrine va bascule à New York. Pour la première fois elle se trouve confrontée au problème ethnique. Le mouvement noir est à son apogée et, dans son sillage, les minorités opprimées de la plus grande métropole de monde découvrent leur passé, revendiquent leurs racines. C’est le grand choc. Nasrine retourne à l’université. Elle suit des cours d’art iranien et d’histoire islamique. Elle s’attaque à une thèse : « La formation de la ville islamique iranienne ».
« A l’époque, je résistais au fait d’être iranienne. Je me déguisais en chercheuse américaine. Quand je suis revenue pour la première fois à Isfahan, j’étais avec une équipe américaine. Je me penchais sur cette culture comme si elle m’était étrangère. Je n’ai pas eu tout de suite conscience que je retrouvais la mienne. J’utilisais comme des facilités ma connaissance de la langue et ma familiarité avec les signes de la ville. Peu à peu, une connivence plus profonde s’est nouée, mon travail s’est transformé.
Isfahan m’a réintroduite dans un cycle de ma vie que je croyais enfoui. Elle m’a renvoyé à mon enfance, aux vances à Kashan, dans le village de ma mère, à mon être iranien. Et j’ai fait une thèse amoureuse. J’ai appris à lire à travers des ruines, des vestiges, des mémoires.
            A Isfahan, j’ai surtout travaillé sur la Mosquée du Vendredi, la grande place Shah-Abbas, le boulevard des Quatre-Jardins.
            Isfahan est une ville étrange et unique. Elle doit sa forme, son ordre, à la Renaissance safavide, au concours de savants et d’artistes venus de toute l’Europe à la cour de Shah-Abbas le Grand. Elle procède d’une vision totale de la ville et du territoire organisé autour des ponts et des grands axes. Mais ce cartésianisme islamique y coexiste et se mêle à l’Islam moyenâgeux, à cette spiritualité chiite qui a construit la vieille Medina autour de la Mosquée du Vendredi, avec ses longues ruelles, tortueuses et fortifiées. La Mosquée du Vendredi est symbole de ce mélange, véritable encyclopédie de l’histoire islamique combinant les structures du XIè siècle aux apports successifs jusqu’aux Safavides. C’est là que j’ai appris à vivre l’histoire au présent, et que j’ai retrouvé le sens magique, poétique, de l’Islam de mon adolescence.
Bien avant que je sache qu’il existait une idéologie islamique, j’étais pleine d’une sorte de nostalgie religieuse.
           Je retrouvais ma propre unité dans l’unité contradictoire de la ville. J’ai toujours su contre quoi me battre. J’ai découvert ou redécouvert à Isfahan au nom de quoi. »  
            Un jour vous m’avez téléphoné à Isfahan. Vous m’appeliez à l’hôtel Shah-Abbas, l’un des plus beaux hôtels du monde, aménagé dans un ancien caravansérail, édifice somptueux au luxe baroque mêlant la grandeur ineffaçable de son glorieux passé au mauvais goût criant de style Pahlavi. Vous craigniez que les nécessités du reportage d’actualité me cachent la ville. L’embryon de république islamique proclamée dans l’ancienne capitale safavide n’épuiserait pas sa réalité, disiez-vous. C’est la première fois que vous m’avez parlé de votre thèse amoureuse.
Et puis vous m’avez raconté l’histoire de la Juive. « Au cours de mes enquêtes dans les vieux quartiers, je suis un jour entrée par la porte entr’ouverte d’une toute petite maison. Une vieille femme juive faisait la vaisselle dans le bassin intérieur. (C’est une image presque archétype. Quand tu entres dans les maisons pauvres, tu vois souvent une femme, la tête penchée vers le bas, se livrant à quelque travail domestique ingrat. Presque toujours l’homme est à ses côtés. Il ne fait rien. Il regarde vers le ciel et il fume). Je lui ai dit bonjour. Elle m’a répondu bonjour sans lever la tête. J’ai posé une question, du genre de ces questions que pose n’importe quel chercheur. Je lui ai demandé depuis combien de temps elle habitait là. Seulement alors elle a levé la tête et m’a regardé avec de grands yeux bleus.
– Depuis Nabuchodonosor ».
Nasrine vit d’enthousiasme et de désespoir. Mais toujours à l’excès. Elle aime le « mouvement », elle l’aime d’une joie enfantine, elle l’aime en femme amoureuse, elle l’aime en militante et en iranienne. Elle n’a pas peur de le décrire avec des mots solennels, elle choisit dans son français des termes forts dont elle n’accepte pas qu’ils soient démonétisés par l’usage occidental.
Un jour, détaillant l’un des multiples posters de Khomeiny, elle s’est mise à décrire avec précision chaque pièce de son vêtement, notant l’ordre des plis, l’harmonie des couleurs, soulignant la perfection étudiée de l’ensemble et y voyant la preuve, par l’élégance, de la dignité du mouvement incarné par son leader.
Une autre fois elle raconte, avec une exaltation sensuelle, ces soirées de l’hiver dernier où tout le peuple de Téhéran, interdit de rue par la loi martiale, se rassemblait sur les terrasses des maisons. Quand, du nord au sud, une ville entière communiait dans un Allahou-Akhbar infini et déchirant. C’est Nasrine l’incroyante qui évoque, les larmes aux yeux, le chant venu des profondeurs, le cri originel plus beau et plus vrai que tous les slogans. Ce soir-là nous avons parlé du hurlement des loups, de l’appel sauvage et pur de la liberté et j’ai aimé que les mots ne soient pas toujours dérisoires.
Parfois Nasrine déteste le « mouvement », les appétits qu’il réveille, les hommes médiocres qui sont venus gérer la victoire, les menaces qu’il représente pour la liberté toute neuve. Elle ne craint ni pour elle ni pour son travail. Elle sait qu’on ne l’obligera pas à porter le tchâdor, que le nouveau régime aura besoin d’architectes, hommes ou femmes, quand bien même il voudrait asphyxier la radio, la télévision, les journaux, contraindre les intellectuels au silence et étouffer l’Iran sous l’ordre islamique. Ce sont les soirs de désespoir.
Nasrine a peur, elle a mal, elle voudrait disparaître et s’enfermer, ne plus entendre et ne plus voir. Elle a peur et mal pour son pays, pour son rêve, pour les Iraniennes, pour ses amis. Elle a peur pour les marxistes, pour les juifs, pour les zoroastriens, pour les femmes, pour les écrivains, pour les mal-pensants. Elle ne veut pas être « tolérée ».
Elle connaît. Elle comprend. Elle ne veut pas subir.
Elle refuse la ségrégation des femmes dans l’espace privé du haram. Mais elle dit aussi que cet espace a créé une communauté de femmes. Qu’elles ont appris à vivre ensemble, à s’inventer une intimité dont les femmes occidentales n’ont pas l’idée, intimité physique, sensuelle, ponctuée par des réunions et des fêtes spécifiques. « Les femmes iraniennes, dit Nasrine, étaient exclues du pouvoir, mais moins aliénées dans leur vie sociale que les femmes de la classe moyenne traditionnelle ». Nasrine ne veut rien perdre. Ni la richesse accumulée dans le passé. Ni les conquêtes récentes, fussent-elles octroyées par le régime honni. « Il va falloir désormais réhabiliter tous les thèmes de la modernisation et de la laïcisation dont la monarchie Pahlavia démagogiquement usé et abusé. Même le mot d’émancipation des femmes est à réinventer. Il a servi de bannière à la princesse Achraf, le personnage le plus corrompu de tout l’Iran, l’héroïne de l’héroïne ».
Le cabinet Hoveyda a fait de la condition féminine l’un de ses gadgets. Il avait même, pour être à l’heure française désigné une femme ministre à cette fin.
Elle s’appelait Mahnaz Afkhani, elle était jeune et belle, very fashionable, habillée Saint-Laurent, parlant mieux l’anglais que le persan et women’s lib en diable.
« Mais nous devons à cette politique clinquante et corrompue la « loi de protection de la famille » qui empêchait le divorce à la seule discrétion du mari, la loi autorisant le travail à mi-temps pour les femmes, les congés de maternité, l’établissement de crèches et de garderies sur les lieux de travail ».       Nasrine veut retrouver sa culture et ne pas perdre sa liberté. Elle veut choisir d’être avec les femmes. Elle ne veut pas y être parquée. Elle veut dire oui ou non à la politique. Elle n’accepte pas d’en être exclue. Elle dit « Je veux souverainement décider de ma vie ».
Parfois encore elle aime et déteste à la fois. L’histoire et le présent à nouveau tourbillonnent. Nasrine refuse ce que la loi islamique fait des femmes. Elle aime la féminité de la culture islamique. Elle n’aime pas que l’on voile les femmes. Elle aime la femme qui se voile et sait érotiser le monde d’un regard. Elle aime que le mouvement ait réveillé l’Iran dans ses profondeurs, que la révolution soit celle de la communauté tout entière. Elle ne veut pas que l’individu s’y engloutisse, que la femme soit victime de ce retour aux sources. Elle aime que les femmes se soient engagées dans la lutte. Elle n’accepte pas l’homme ambigu qui les transforme en « sœur moudjahed » pour ne pas les reconnaître comme femmes. Elle aime l’Islam de la révolte, elle n’aime pas le pouvoir de l’Islam.
Nous avons longtemps cherché un mot pour traduire pouchideghy, qui est l’action de se cacher mais aussi la philosophie de cette action, la première chose qu’apprend, dites-vous, une jeune fille iranienne. C’est un ensemble de règles de conduite et de comportement, c’est une morale mais plus encore une façon d’être. Cette introversion physique, m’expliquez-vous, n’est pas propre aux femmes, elle caractérise toute la vie sociale, y compris la construction des maisons cachées au regard des murs. Toute une littérature s’est développée sur les rapports entre l’érotisme qui refuse et qui nie le plaisir. La femme dont rêve l’homme iranien est toujours, dites-vous, une femme de rêve, un fantasme de femme, la « houri » paradisiaque promise par le Coran aux vrais croyants. Le discours amoureux est toujours un discours de conquête. La suite est sans importance. C’est pourquoi probablement la femme libre, la femme libérée, quand elle ne peut pas être méprisée et traitée en putain, fait peur. Le tabou de la virginité, toujours présent, traduit à sa manière l’angoisse d’hommes dont l’être se mesure à l’avoir, à l’exclusivité de la possession.
Vous me racontez qu’à votre retour de l’étranger vos amis militants vous reprochaient d’avoir perdu « cette tension folle que tu avais en toi quand tu étais une vraie révolutionnaire ». Vous avez fini par comprendre et leur faire avouer qu’ils vous reprochaient en réalité votre liberté sexuelle, mais pas seulement. Vous me dites que la liberté ne se divise pas, que vous ne séparez votre vie professionnelle de vos choix politiques et de votre bonheur d’être une femme. Cette unité est votre conquête, votre « révolution dans la révolution », une victoire que personne ne peut vous reprocher.
Je termine à Paris ce portrait commencé à Téhéran. Je retrouve sur l’un de mes carnets une histoire que vous m’avez racontée peu après notre première rencontre. Elle se passe le soir du 26 janvier, l’armée tire sur les étudiants à l’université…
Nasrine quitte son bureau près de l’avenue Pahlavi. Elle rentre chez elle en voiture. Apercevant les mouvements de la foule sur Chah-Reza, elle décide de faire un détour par l’université. Sur un mur elle aperçoit l’inscription suivante : « Ceux qui croient que la religion est l’opium du peuple devraient savoir… » A ce moment sa voiture emboutit celle qui précède dans un grand bruit de tôle. L’homme qui conduisait l’autre voiture descend furieux. Il dit « C’est mon métier de casser les voitures », et il réclame en criant une grosse somme d’argent. Des jeunes gens qui manifestent en ce moment s’approchent et interpellent le chauffeur. « C’est peut-être ton métier de casser les voitures, mais nous, nous allons te casser la tête si tu ne pars pas aussitôt ». Nasrine dit que c’est tout de même sa faute et qu’elle lui doit de l’argent. « Tu ne lui dois rien », répondent les jeunes gens. Ils récitèrent une prière, lui offrent un verre d’eau et la réconfortent. L’homme n’a pas demandé son reste. Nasrine rentre chez elle. Elle ne sait toujours pas ce que doivent savoir ceux qui croient que la religion est l’opium du peuple.

(Libération du 8 mars 1979.)

2. Je vous écris Beyrouth-Ouest par Marc Kravetz

« Ici on ne croit plus à rien. On a cessé d’aligner les bonnes et les mauvaises raisons. Je vous écris pourtant d’une ville qu’il ne faut pas laisser mourir, d’une ville qui n’a mérité ni la mort ni la honte ». Tandis que les Israéliens sont en train de gagner leur « guerre totale » avec les Palestiniens, Marc Kravetz lance un long plaidoyer pour la ville martyre.

« Le Matin », 22 juin 1982

Je vous écris d’une ville assiégée, exaspérée, au bord de la folie. Je vous écris d’un territoire de 25 kilomètres carrés qu’encercle l’une des meilleures armées du monde, avec les meilleurs soldats du monde, dotés des armes les plus modernes et les plus efficaces, maîtres de l’air et de la mer, infiniment supérieur en moyens sur la terre et animés de la meilleure conscience du monde. Je vous écris d’une ville schizophrène où l’on passe d’un jour à l’autre, de la panique à l’insouciance, d’une indifférence ostentatoire de survivants à l’angoisse d’agonisants. Où l’on calcule avec le même détachement ou la même passion futile les probabilités de l’offensive israélienne finale et les chances du Koweït d’accéder au deuxième tour du Mundial.

Ceux qui ont vécu dans les 25 kilomètres carrés de Beyrouth-Ouest cette semaine de « trêve » ne l’oublieront jamais, quand bien même ils semblent déjà avoir tout oublié. Ils avaient cru le samedi d’avant, le 12 juin, durant les quinze heures qui ont précédé le cessez-le-feu israélo-palestinien, qu’il n’y aurait rien de pire que ces quinze heures de bombardements continus. Les F15 pouvaient anéantir la ville et le général Sharon défiler dans les rues. Cela ne pouvait plus rien changer. La certitude de la destruction et de la mort nouait les gorges mais libérait la vielle de sa peur. Cette fois, tout était dit, le passé exorcisé et l’avenir dans le gouffre.

On avec vécu avec l’idée que rien ne pouvait plus freiner les Israéliens. Qu’une fois balayée la fiction de l’opération « Paix pour la Galilée », Tsahal ne s’arrêterait qu’au cadavre du dernier Palestinien. Que le prix n’avait plus d’importance. Ils prendraient Beyrouth, puis Tripoli, comme ils avaient pris Nabatieh, Ty et Saïd, sans plus de considération pour l’identité des victimes. Une guerre monstrueuse, mais la guerre, rien que la guerre.  Et pourtant, au moment précis où l’on allait connaître le dénouement, à cette minute où plus un immeuble de Beyrouth-Ouest n’échappait à la portée d’un titre de char. Les Israéliens ont brutalement brisé cette atroce certitude.

Le choix était élémentaire : sauver la ville en vendant les Palestiniens ou accepter sa destruction.

Ils sont allés s’installer à Baabda. Paisiblement. En vainqueurs. Avec toute la sérénité d’occupants venus cueillir le fruit politique de leur victoire militaire. Baabda n’était qu’un piètre symbole. Mais un symbole tout de même. Le maigre territoire d’une légalité débile incarnée par un président de la République porté sur son siège par l’armée syrienne en 1976 et frappé depuis d’ataraxie pathologique, mais l’îlot malgré tout préservé par les artilleurs des factions adverses de la guerre libanaise.

C’est là que les Israéliens s’installaient, passant de la guerre totale avec les Palestiniens et leurs alliés à la guerre pacifique avec le Liban. La première avait duré sept jours et avait coûté des milliers de tonnes de munitions, la seconde s’était achevée en quelques minutes et sans tirer une cartouche. La première était terrifiante, la seconde seulement humiliante.

Un chantage épouvantable

Beyrouth-Ouest a vécu une semaine avec cette humiliation. Une semaine pendant laquelle on a négocié sous l’œil d’un occupant muet qui n’a pas plus déclaré son intention d’en finir que les conditions d’une levée du siège et qui s’est contenté d’attendre la réponse des assiégés.

Le choix était élémentaire : capituler ou se battre. Capituler, c’est-à-dire contraindre les Palestiniens à livrer leurs armes, ou résister, c’est-à-dire laisser les Palestiniens et les miliciens de la gauche libanaise affronter les divisions de Tsahal jusqu’à la fin inéluctable. Sauver la ville en vendant les Palestiniens ou accepter sa destruction. Par un singulier paradoxe, ce ne sont même pas les Israéliens qui ont entretenu ce chantage épouvantable, mais les négociateurs libanais, à commencer par Bachir Gemayel et ses adjoints, qui ont proclamé haut et fort qu’on ne pouvait sauver ensemble Beyrouth et la résistance palestinienne, ce que murmuraient, plus discrètement il est vrai, les leaders musulmans de Beyrouth-Ouest.

En quelques jours, cette idée est devenue une véritable obsession, matraquée par les radios locales et ressassée dans la rue. On acceptait à Beyrouth-Ouest comme une vérité d’évidence ce que des années durant on avait rejeté avec mépris comme de la propagande israélo-phalangiste : « Ce sont les Palestiniens qui sont cause de tous nos maux, chassons-les et nous retrouverons notre Liban, uni et prospère comme avant. » Dans les circonstances du moment, on disait en raccourci : « À cause des Palestiniens, la ville sera détruite et nos enfants ensevelis sous les bombes. Malheur à eux et à ceux qui les appuient encore. Malheur à Walid Joumblatt qui va sacrifier Beyrouth après avoir capitulé dans le Chouf. »

Mais en une semaine la ville a changé. Tendue vers une solution qu’elle continue d’attendre d’une minute à l’autre, la ville semble aussi bien résignée à ce qu’il n’y en ait pas. Ceux qui pouvaient encore fuir ont fui.

Samedi à une heure de l’après-midi, l’un des plus gigantesques embouteillages obstruait l’accès au « Musée », le principal point de passage entre l’ouest et l’est de Beyrouth. Des réfugiés venus du Sud- Liban s’en sont retournés vers chez eux à travers les lignes israéliennes, malgré les innombrables contrôles de l’occupant. Restent les combattants et tous les autres, qui n’ont nulle part où aller ou pas envie de fuir. Cela ne relève pas du courage ou de la résignation mais d’un sentiment confus, mélange de fatalisme et de lucidité, qu’il faut vivre jusqu’au bout avec cette ville, quand bien même on n’est plus maître de son destin.

Mes amis libanais les plus proches vivent ainsi. Certains militèrent autrefois avec les organisations palestiniennes ou dans les partis libanais de gauche. D’autres non. Tous sont devenus distants et sceptiques avec leurs anciennes appartenances. Les six années d’occupation syrienne ont mis fin à toutes les illusions de la première année de la guerre civile.

Il y a encore quinze jours vous en auriez trouvé pour dire, même si cela n’était qu’une manière de parler : « Tout, n’importe quoi, mais que les Syriens quittent le Liban. Tout pour que les Palestiniens rangent leurs armes et acceptent de se plier à une souveraineté libanaise unique et unitaire. – Tout, même une intervention israélienne ? – Israël ne pourra pas se conduire plus mal, peut-être créera-t-il le choc salutaire dont nous avons besoin puisque nous ne pouvons plus rien faire par nous-mêmes. » « À cause des Palestiniens, la ville sera détruite et nos enfants ensevelis sous les bombes. Malheur à eux ! »

Ce n’étaient bien sûr que des mots. Pourtant, les mêmes ont eu un moment de fol espoir dans les tout premiers jours qui ont suivi l’entrée de l’armée israélienne à Baabda.

« Cette fois, nous avons l’occasion unique de retrouver, sinon l’unité du Liban, du moins l’ébauche d’une volonté commune. Nous nous sauverons tous ensemble ou il n’y aura plus de Liban pour personne. »

Nous reconstruirons bientôt un Liban plus beau et plus fort.

Bachir Gemayel

Pour parvenir à ce miracle, il suffisait, croyait-on, que Walid Joumblatt accepte, pour la première fois en sept ans, de s’asseoir à la même table que Bachir Gemayel. Il y aurait un Comité de salut national, il formerait un gouvernement d’union nationale qui, fort du consensus retrouvé, permettrait à l’armée libanaise d’entrer à Beyrouth-Ouest. Les Palestiniens ? On ne les oubliait pas. Une fois l’armée à Beyrouth, garantissant qu’Israël n’entrerait plus dans la ville, l’OLP remettrait ses armes à l’autorité libanaise, avant-dernier étage précédant la constitution d’un gouvernement palestinien en exil appuyé par l’Égypte et l’Arabie Saoudite. Tout était réglé à quelques détails près. La suite ? Bachir Gemayel l’avait déjà annoncée. « Nous reconstruirons bientôt un Liban plus beau et plus fort », avait-il déclaré vendredi.

Le jeune commandant en chef des Forces libanaises en serait bien sûr le président de la République. Pas un de ces présidents inconsistants, ballottés entre les clans et les groupes de pression : un homme fort, comme le Liban de demain, un homme énergique, et décidé, un homme d’ordre, comme le sont les phalanges libanaises qui ont imposé au pays chrétien l’hygiène et la discipline.

Rien ne dit en ce dimanche 20 juin que cette solution n’aboutira pas. En tout ou en partie. Rien ne dit non plus qu’elle se fera. Saeb Salam, le vieux leader musulman sunnite de Beyrouth-Ouest, faisait preuve samedi, en nous recevant, d’un vigoureux optimisme et assurait, que la garantie américaine pour la solution libanaise s’étendait aux Palestiniens « démilitarisés » mais épargnés et reconnus.

Quelques minutes plus tard, une haute personnalité maronite indépendante, et vivant dans cette partie de la capitale, se déclarait sceptique : « S’il y a une chance, il faut la saisir, il aurait même fallu la saisir dès le début. Pourtant je n’y crois guère. Ce n’est pas une réconciliation entre les musulmans et les chrétiens libanais qui se prépare, mais un consentement de l’islam libanais privé, de la résistance palestinienne devant le diktat des phalanges libanaises appuyées par l’armée israélienne. En tant qu’homme d’État libanais légaliste, je préfère que Bachir, Gemayel entre au gouvernement par la voie légale. Mais je ne peux m’empêcher de penser que l’appel du chef de l’État au commandant des Forces libanaises « Nous reconstruirons bientôt un Liban plus beau et plus fort. » Bachir Gemayel ressemble davantage à la nomination du chancelier Hitler par le maréchal Hindenburg. »

Tout plutôt que l’humiliation

Je vous écris d’une ville qui n’en peut plus de ce silence et de cette attente. Ici on ne croit plus à rien. On a cessé d’aligner les bonnes et les mauvaises raisons.

« Je ne veux plus discuter, je ne veux plus entendre les arguments des uns et des autres, me dit mon amie C. Je n’ai plus envie de faire le procès des Palestiniens et du Mouvement national. J’ai tout dit et pire encore à leur sujet, je ne l’oublie pas et je n’y pense plus. Je ne pense plus à rien. Je vois seulement qu’en 1982 une armée surpuissante assiège une ville et menace de la détruire si elle ne capitule pas. Je vois qu’on fait vivre près d’un million d’habitants sous une menace d’extermination collective s’ils ne se plient pas à une solution politique dont ils n’ont pas voulu pendant sept ans. Je vois que je n’ai plus le choix qu’entre un ordre maronite-fasciste et le risque de mourir. »

Je vous écris d’une ville qui n’en peut plus de ce silence et de cette attente. Ici on ne croit plus à rien.

Mon amie C. n’est pas la seule à penser ainsi. Sans parler des quelques milliers de combattants qui construisent d’énormes barricades de sable rouge sur la corniche et les avenues conduisant aux lignes israéliennes pour retarder l’avance des chars ennemis ou limiter la portée destructrice des obus, nombre de Libanais disent aussi que, résistance ou pas, tout vaut mieux que l’humiliation et le chantage.

« Les phalangistes ne veulent rien d’autre de nous que de nous obliger à vendre les Palestiniens », me confie à son tour mon ami H., également chrétien maronite de Beyrouth-Ouest qui durant tous ces jours avait œuvré sans relâche à la constitution du Comité, de salut national. « Sept ans de guerre ne leur ont rien appris. Plutôt que de choisir la solution libano-libanaise, c’est-à-dire le dialogue préalable à tout autre règlement, ils veulent d’abord que nous liquidions le problème palestinien à Beyrouth-Ouest, dernier obstacle à l’hégémonie des Forces libanaises sur tout le Liban.

« C’est pour cela qu’ils ont voulu la guerre en 1975. Avec l’appui israélien et le chantage à la destruction de Beyrouth, ils estiment avoir désormais toutes les cartes en main. Le calcul n’est pas seulement odieux. Il est mauvais. Rien ne se fera sans le préalable d’un accord entre Libanais.

« Ce n’est pas un tel accord que veut cheikh Bachir. Il cherche seulement à nous faire accepter le rapport des forces en sa faveur. Aucune solution étrangère n’a pu venir à bout d’un problème libanais. Les Syriens n’ont pu ni réduire les Palestiniens et la gauche libanaise ni écraser le camp chrétien. Pourquoi les Israéliens le pourraient-ils ?

Je vous écris d’une ville qui n’en peut plus de ce silence et de cette attente. Ici on ne croit plus à rien.
— Parce qu’ils sont les plus forts, plus forts que tous ceux qui les ont précédés.
— Seraient-ils plus forts encore, qu’est-ce que cela change ? S’ils nous écrasent il n’y aura plus de Liban du tout. Si la résistance palestinienne est détruite la question palestinienne n’en sera pas moins toujours posée. À la place de l’OLP vous aurez des dizaines d’OLP convaincues qu’il n’y a d’autre solution que le terrorisme. Non seulement le Liban disparaîtra mais toute la région sera secouée par l’intégrisme islamique venu d’Iran et fantastiquement renforcé par la conviction populaire qu’il est le seul recours contre la puissance infernale de l’ennemi. »

Je vous écris d’une ville meurtrie et insouciante. Samedi matin, au début d’un week-end qui s’annonçait beau et chaud, une radio locale, imitatrice de notre FIP, avertissait en français d’une voix suave : « En vous rendant sur les plages, faites gaffe aux embouteillages. » Pour la première fois de la semaine, tous les commerces étaient ouverts. Les beaux, les vrais, qui proposent sur Hamra, l’artère marchande du centre, robes, chemises ou jeans made in Hong-Kong ou Corée du Sud mais griffés de marques parisiennes, italiennes ou américaines, et les autres, les boutiques des pauvres, qui proposent à même le sol parfums, alcools, cigarettes de contrebande, outre les accessoires obligés de l’état de siège, lampes de poche et jerricans de plastique, pour transporter l’eau. Dimanche, c’était encore la trêve, le soleil, la promenade.

Je vous écris avec le sentiment que vous ne pourriez pas comprendre si vous débarquiez à Beyrouth-Ouest sans savoir ce qui se passe autour, vous ne verriez qu’une ville pauvre et bruyante, un peu moins sale que les jours passés mais bien plus qu’une ville normale. Vous trouveriez peut-être que la vie n’y est pas facile mais qu’elle ne manque pas d’un certain pittoresque et qu’après tout ce n’est pas l’enfer. Samedi nous avons reçu à l’hôtel un étrange coup de téléphone. Des envoyés spéciaux de journaux français nous appelaient de Beyrouth-Est. Ils étaient arrivés le matin de Tel-Aviv accompagnés par des officiers de presse de l’armée israélienne              .

Ils voulaient nous voir et, à notre différence, ne pouvaient franchir la frontière. Nous les avons retrouvés Chez Émile.

C’est un restaurant planté sur les pentes de la montagne libanaise, au nord-est de Beyrouth, dans la région gouvernée par les forces libanaises. L’officier israélien qui accompagnait les journalistes s’est assis à la table et a commandé du vin rosé. Le capitaine « Albert » était encore plus curieux que ses protégés.

L’officier israélien qui accompagnait les journalistes s’est assis à la table et a commandé du vin rosé. Le capitaine « Albert » était encore plus curieux que ses protégés.

 La commisération du capitaine Albert

L’officier israélien qui accompagnait les journalistes s’est assis à la table et a commandé du vin rosé. Le capitaine « Albert », ainsi s’est-il présenté, était encore plus curieux que ses protégés. « Ça me fait plaisir, répétait-il en dégustant le bon vin de Ksara, de rencontrer les gens de l’autre côté. » Il avait l’air sincère. Aussi sincère qu’en nous expliquant que l’armée israélienne avait pris grand soin, depuis qu’elle avait franchi la frontière libanaise, d’épargner les civils pour ne s’attaquer qu’aux « terroristes ». La destruction de Nabatyeh, de Tyr, de Saïda, les bombardements des zones habitées de Beyrouth lors des raids des 11 et 12 juin, Albert n’en avait pas même entendu parler. Il nous écoutait avec la commisération de l’homme sage qui sait, à quoi s’en tenir quand on lui récite des discours de propagande.

« Nous sommes venus au Liban pour sauver des milliers de vies juives menacées par les terroristes et aussi pour libérer les Libanais de leurs occupants, proclamait Albert.
— Mais qu’êtes-vous donc sinon un occupant ?
— Nous n’avons pas l’intention d’occuper le Liban, nous resterons ici le moins possible. Mais tout le temps qu’il faudra.
— Quel est le temps qu’il vous faut ?
— Le temps nécessaire à ce qu’il n’y ait plus un seul homme armé d’un fusil et capable de menacer Israël.
— Jusqu’au dernier Palestinien, donc ?
— De quels Palestiniens parlez-vous ? S’il s’agit de terroristes, nous n’en voulons plus aucun. S’il s’agit de réfugiés, que le Liban ou les Arabes en fassent ce qu’ils veulent. Ce n’est pas notre problème.
— Tôt au tard vous devrez accepter une solution palestinienne.
— Nous l’avons déjà acceptée. Mieux, nous l’avons proposée. C’est l’autonomie dans les territoires de Judée et Samarie.
— Pourquoi pas l’indépendance de la Cisjordanie et de Gaza ?
— Pourquoi dites-vous « Cisjordanie » et non Judée et Samarie, et pas Cisrhénanie plutôt qu’Alsace-Lorraine ? Offrez donc l’Alsace-Lorraine à vos amis Palestiniens.
— Quand bien même les Palestiniens des Territoires occupés accepteraient votre solution, que faites-vous des autres, ceux qui vivent ici par exemple ?
— En quoi cela me concerne ? En quoi cela vous concerne ? Je vis dans mes chaussures et vous dans les vôtres. Restons-y.
— Et ceux qui n’ont pas de chaussures ?
— Si cela vous est personnellement insupportable, offrez-leur les vôtres. »

Tout autour de nous les serveurs de Chez Émile s’affairaient auprès d’autres officiers israéliens. Sur la route en contrebas, jeeps et camions de Tsahal ne cessaient de monter et descendre la montagne. Une belle et saine armée d’occupation. À l’image du capitaine Albert. Je ne sais si c’est Albert ou l’un de nos confrères qui nous a lancé avant de partir : « Courage, puisque vous devez retourner dans votre trou à rats. »

Au moment de régler notre addition, le maître d’hôtel nous a proposé de payer, à notre choix en sheckels ou en dollars. Nous l’avons étonné en lui proposant des livres libanaises. Le patron de Chez Émile est venu nous saluer, nous les animaux rares venus de Beyrouth-Ouest, de la ville assiégée.

Il était ravi, le patron. Les affaires marchaient comme jamais. Le capitaine Albert faisait monter les journalistes français dans les voitures et rajustait sa mitraillette. Ce juif marocain, parlant un français parfait, sympathique, rieur, n’avait rien d’un occupant barbare. Et pas plus ses collègues portant les cheveux longs, la moustache broussailleuse et l’uniforme décontracté. Des vainqueurs, rien d’autre que des vainqueurs.

Beyrouth plus chère que tout

Quand nous avons franchi en sens inverse la frontière de Beyrouth-Ouest, nous avons eu le sentiment irrépressible et vaguement absurde de nous retrouver « chez nous ». Les rues étaient presque désertes. Des tas d’ordures incendiés par les comités d’hygiène récemment constitués achevaient de se consumer en dégageant une fumée nauséabonde, des groupes armés gardaient les carrefours, il n’était pas gai notre « trou à rats ».

Et pourtant nous n’envions pas nos confrères retournés vers une vraie ville, lumineuse, heureuse, paisible. Cela non plus je ne pourrai pas vous l’expliquer. N’y voyez pas une intrusion dans la politique partisane. Journalistes nous sommes, journalistes nous restons. Simplement cette ville nous était devenue d’un coup plus chère que tout.

Peut-être était-ce simplement l’effet d’avoir vu cette ville sous le regard des vainqueurs. D’avoir imaginé que ce soir, demain, la semaine prochaine, les vainqueurs commanderont du vin rosé, de ce vin sec et frais, tendre au palais, venu des vignobles de Ksara, parfait avec le kebbe et le chichetaouk, la purée de hommos et le tabouleh, et qu’ils seront là, sur cette terrasse, le verre à la main, en regardant une ville brûler sous son rideau de brume.

Je vous écris d’une ville qu’il ne faut pas laisser mourir. D’une ville qui n’a mérité ni la mort ni la honte. Je vous écris de Beyrouth-Ouest.